PIERRE Ier LE GRAND

PIERRE Ier LE GRAND
PIERRE Ier LE GRAND

De son vivant déjà, Pierre le Grand a soulevé à la fois admiration et critique. «Antéchrist» pour les uns, héros créateur pour les autres, il a été, après sa mort, au centre de toutes les discussions relatives à l’histoire de la Russie. Catherine II s’est constamment référée à son glorieux prédécesseur. Au XIXe siècle les conservateurs lui ont reproché d’avoir déterminé dans le monde russe une coupure sociale en séparant la noblesse «européanisée» d’un peuple resté dans une tradition essentiellement religieuse. Mais lorsque la Russie a été en danger, lors de l’invasion napoléonienne en 1812, de l’invasion hitlérienne en 1941, les historiens ont évoqué l’image du tsar patriote, dévoué à l’indépendance et à la grandeur de l’État. Et si dans les premiers temps de la révolution bolchévique l’accent a été mis sur la dureté du dictateur impitoyable qui ne ménageait ni le sang ni la sueur de ses sujets, très vite s’est dessiné un portrait plus impartial, reconnaissant à la fois les défauts et les qualités de l’homme, ainsi que le caractère positif de son œuvre. L’iconographie, la statuaire, les concours académiques, ont perpétué l’image de Pierre le Grand, dans ses activités les plus diverses. La statue de Falconet, élevée sous Catherine II, près du palais d’Hiver, à la gloire du tsar réformateur (1782), le montre indiquant d’un geste impérieux le site de sa capitale; le poète Puškin lui a consacré son «Cavalier de bronze» (1833): «Debout au bord des eaux désertes, l’esprit plein de grandes pensées, il regarde au loin...»

Depuis la Seconde Guerre mondiale, Pierre le Grand est une figure incontestée de l’histoire nationale.

Un personnage original

Pierre Ier le Grand, tsar de Russie, par sa personnalité et son œuvre, a marqué, plus que tout autre souverain, l’histoire de son pays. Sous son règne, la Russie sort du Moyen Âge et prend place parmi les États modernes de l’Europe. Fils d’Alexis Mikhajlovi face="EU Caron" カ (le grand tsar du XVIIe siècle, 1645-1676) et de Nathalie Naryškin, la seconde femme d’Alexis, il succède à Fédor III (1676-1682) né d’un premier lit et mort à 15 ans; sous la régence de sa demi-sœur Sophie, qu’il écarte du pouvoir en 1689, il partage théoriquement ses droits avec un autre fils d’Alexis, Ivan, faible de santé physique et morale, qui disparaît en 1696. En l’absence de règle de succession, la haute aristocratie russe s’unissait autour d’un souverain solide de corps et sain d’esprit.

Le nouveau tsar devint un géant de plus de deux mètres, balourd et très grossier, d’une extraordinaire résistance physique et d’une sexualité exigeante, agité, dynamique, toujours en mouvement, «bousculant le temps et les choses»; sans aucun principe moral, mais doué d’une volonté implacable tournée tout entière vers le service de l’État, Pierre le Grand exerce son intelligence primitive sur le présent; c’est un esprit positif, un réalisateur, qui ne se laisse arrêter par aucune tradition, mais agit de manière pragmatique sans perspectives lointaines ni doctrine. La solidité de son œuvre tient en grande partie à sa compréhension des besoins immédiats d’un pays encore arriéré économiquement, sans armée ni finances modernes, où le pouvoir du souverain pouvait être contesté par les grandes familles de l’aristocratie et l’Église, et qui, limité à l’ouest par la Suède sur la Baltique, au sud-ouest et au sud par l’Empire ottoman et son vassal le khanat de Crimée, sur la mer Noire, n’avait, au-delà d’Arkhan face="EU Caron" ゼelsk bloqué l’hiver par les glaces, aucun débouché maritime européen. Russie moyenâgeuse, où l’on calculait le temps en remontant à la «création du monde» (le calendrier julien ne fut adopté qu’en 1700).

Une politique extérieure belliqueuse

La recherche de débouchés maritimes

Le règne de Pierre est placé, tout entier, sous le signe de la guerre. Relégué hors de la Cour sous la régente Sophie, il avait reçu une éducation exceptionnellement libérale, en dehors de toute surveillance officielle; fréquentant les étrangers du faubourg «allemand» de Moscou, rassemblant autour de lui les têtes chaudes de l’aristocratie, il avait constitué, pour des jeux militaires, deux compagnies d’«amuseurs», qui devinrent le noyau d’une véritable armée, et fournirent à son désir d’action un domaine d’utiles expériences. Lorsqu’il exerce effectivement le pouvoir (1689), il hérite d’une tradition de politique extérieure agressive à l’égard des trois voisins occidentaux et méridionaux de la Russie, la Suède qui tient les rives de la Baltique, la Pologne qui a dû céder, au traité de 1686, la Russie blanche avec Smolensk et une partie de l’Ukraine avec Kiev, et le khanat de Crimée soutenu par l’Empire ottoman, dont les commandos menaçants sont progressivement refoulés vers le sud avec l’aide des communautés cosaques du Dniepr et du Don. L’alliance polonaise de 1686, qui peu à peu au cours du règne se transforma en un protectorat de fait sur la Pologne, imposa d’abord une politique antiturque, marquée par la prise d’Azov (1696). Cette demi-victoire ne donna pas à la Russie un accès direct à la mer Noire, mais la libéra, à la suite du traité de Constantinople (1700), de tout danger d’invasion par le Sud. Le problème essentiel restait celui d’un débouché maritime sur la Baltique. Aussi bien la guerre contre la Suède, préparée soigneusement par le tsar, a-t-elle absorbé tous ses efforts pendant plus de vingt ans (1700-1721) et déterminé même les caractères de sa politique intérieure. Ses débuts malheureux (échec devant Narva, 1700), loin de décourager le tsar, ont permis à celui-ci de faire la preuve de sa ténacité et de sa volonté de puissance. Les mesures militaires prises dès 1701 entraînent des succès; dès 1703, l’Ingrie est aux mains des Russes, et Pierre choisit l’emplacement de sa future capitale, Pétersbourg. La guerre se déroule en partie hors du territoire russe, en Pologne, puis en Ukraine où le roi de Suède Charles XII est écrasé à Poltava (1709). À la veille de l’engagement, Pierre avait adressé à ses troupes une proclamation d’un contenu patriotique très moderne: «le moment est venu où le sort de la patrie va se décider. Vous ne devez pas penser que c’est pour Pierre que vous vous battez, mais pour l’Empire confié à Pierre, pour vos familles, pour la Patrie». La victoire de Poltava eut un énorme retentissement dans toute l’Europe; la Russie, sortant de l’obscurité, était désormais reconnue comme la puissance principale de l’Europe orientale. Le déclin de la Pologne et de la Suède lui donnait le contrôle de la Baltique. Par la paix de Nystadt (1721) elle annexait l’Ingrie, l’Estonie, la Livonie, une partie de la Carélie avec Vyborg et les îles de Osel et de Dagœ. Au cours de la période comprise entre 1709 et 1721, l’action diplomatique et militaire à laquelle sont mêlés l’Angleterre, le Danemark, la Prusse, et même la France (projet avorté d’alliance en 1717), en dépit d’une intervention turque (1711) qui obligea le tsar à rendre Azov au sultan (traité d’Andrinople, 1713), confirme cette promotion, qui permit au tsar, en 1721, de prendre le titre impérial.

Par cette «fenêtre» ouverte sur la Baltique, la Russie échappait en partie à son destin de pays continental, dont l’expansion se traduisait par une lente colonisation paysanne intérieure vers le sud et vers l’est. Les conquêtes de Pierre le Grand ont fait de la Russie un État maritime, lié plus étroitement aux puissances occidentales, et reconnu par elles comme un grand État européen.

Les voyages et la création de Saint-Pétersbourg

Pierre le Grand est le premier tsar qui ait franchi les frontières de son royaume. Mais, de la «grande ambassade» (1697-1698), qui a mené le jeune souverain à Hanovre, Amsterdam, Londres, Prague et Vienne, à son deuxième voyage (1716-1717) consacré à la Hollande et à Paris, que de changements! Venu presque incognito en Occident, la première fois, pour s’instruire, créant la légende du tsar «charpentier», c’est, vingt ans plus tard, en roi glorieux, vainqueur de la Suède, qu’il apparaît à la cour du Régent de France, et qu’il reçoit la visite du jeune roi Louis XV.

Il dispose alors d’une nouvelle capitale, qui est «sa» ville, dont la fondation, «acte fondamental du règne», a été poursuivie avec un acharnement et un mépris des difficultés qui révèlent bien sa nature. Place fortifiée à l’origine (1703), à proximité du front suédois, «Pétersbourg» est devenue un port, puis une grande ville, où les services administratifs gouvernementaux quittant Moscou se sont installés progressivement; peu avant la mort du tsar, elle est effectivement capitale de l’État. Cette création ex nihilo a coûté cher au pays, entraînant de lourdes pertes en vies humaines et des sacrifices imposés à toutes les catégories sociales; construite par la corvée paysanne, peuplée par la contrainte et le transfert de marchands et d’artisans prélevés dans les anciennes villes, Saint-Pétersbourg (baptisée en juin 1703) est vraiment l’œuvre personnelle, voulue, de Pierre. Bien qu’à sa mort la ville de pierre et de briques soit encore un chantier, elle commence à prendre ce caractère monumental qui la distingue de Moscou, cité de bois.

Devenue en 1725 un centre actif de commerce, de constructions navales, qui comptait déjà 40 000 habitants, elle a été reliée aux régions centrales par le canal de Vyšni-Volo face="EU Caron" カek, qui unit le réseau fluvial de la Volga au lac Ilmen et à la rivière Volkhov tributaire du lac Ladoga. Ainsi s’était réalisé dès 1706 le rêve de Pierre: «Monter en bateau sur les rives de la Moskova et descendre aux bords de la Neva sans avoir mis pied à terre» (V. Klioutchevski). Cette liaison fluviale, qui entraîna la construction d’un canal latéral au Ladoga, entrepris par le tsar, mais achevé seulement en 1730, allait rapidement devenir essentielle aux échanges entre les régions intérieures de la Russie européenne et le grand port baltique.

Mais plus qu’un port de commerce, encore sous la dépendance économique de fait de l’Angleterre et des Provinces-Unies, Saint-Pétersbourg est un port de guerre dominant la Baltique. Le premier vaisseau construit par les Russes, la frégate Standart , sort des chantiers navals en août 1703. En 1704 déjà, une petite flotte de guerre russe débouche sur la Neva. Dix ans plus tard, elle compte 17 vaisseaux de ligne, 29 en 1721, écrasant la flotte suédoise à la bataille de Grendam. Toute une législation de la marine s’est élaborée (Règlement maritime de 1720, Règlement de l’amirauté de 1722); une académie de marine a été créée (1715); des écoles techniques, recrutant de jeunes nobles, formèrent à partir de 1705 des cadres d’officiers.

Une nouvelle puissance militaire

Pierre le Grand a écrit dans le Règlement maritime de 1702: «Un souverain n’a deux mains que s’il possède une armée de terre et une flotte.» De fait, les premiers échecs de la guerre contre la Suède ont révélé la faiblesse militaire de la Russie, qui avait été aggravée par la révolte et la décimation des troupes d’«archers» (streltsy) , en 1698. Entre 1699 et 1705, une armée nouvelle est organisée, qui a l’originalité de reposer sur un recrutement national pesant sur l’ensemble de la population et même, à partir de 1722, sur plusieurs peuples allogènes (Tatars de la Volga en particulier); les pertes dues à la guerre obligèrent à multiplier les levées; quelque 300 000 hommes furent recrutés entre 1699 et 1721; en 1725, la Russie avait une armée de campagne de 130 000 hommes, sans compter l’effectif des garnisons (68 000 en 1725). Le Règlement militaire de 1716 coordonne les mesures prises; le recrutement des officiers est assuré par des écoles pratiques. Quant à l’armement, les troupes russes, portant l’uniforme, sont dotées d’une artillerie puissante, restée la tradition du pays. Le rôle de Pierre le Grand dans le domaine militaire a été considérable et témoigne d’un esprit nouveau; à la guerre de siège a succédé la guerre de mouvement, supposant une tactique souple et mobile, l’emploi d’une artillerie légère, l’utilisation de réserves, l’encouragement à l’initiative individuelle des chefs subalternes. C’est aux leçons de Pierre le Grand que se référeront, à la fin du XVIIIe siècle, les généraux du temps de Catherine II.

Le développement industriel

Les besoins nés de la guerre ont suscité un développement industriel qui a inauguré une période nouvelle de l’histoire économique de la Russie. Auparavant tributaire de la Suède pour la fourniture de ses armes, la Russie acquiert dans ce domaine une indépendance qu’elle doit à l’action systématique du tsar, action qui s’inscrit dans le cadre du mercantilisme européen. Pratiquant un «étatisme de nécessité», Pierre le Grand dès 1697 ordonne la création d’une fonderie et d’une fabrique de canons dans l’Oural, région riche en mines de fer et en forêts, mais lointaine et déserte, où les essais d’installation avaient jusqu’alors échoué. Avec une volonté implacable, il rassemble autour de la nouvelle usine, Neviansk, un personnel réquisitionné, fait transporter l’équipement par caravanes, cède ensuite l’établissement à un maître de forges réputé de Tula, N. Demidov, qu’il oblige à transférer son activité dans l’Oural, constituant ainsi le noyau de développement d’une industrie métallurgique qui sera la caractéristique de la région. En 1704, trois usines pourvues de hauts fourneaux fonctionnent déjà. En 1720, un brillant collaborateur de Pierre le Grand, V. V. Tatišev donne aux usines de l’État une forte impulsion et crée la ville d’Ekaterinburg (du nom de la seconde femme de Pierre), où siège une direction des Mines de l’Oural (1721). Son successeur, de Hennin, d’origine saxonne, poursuivra son œuvre de 1722 à 1734. À la mort de Pierre le Grand, l’Oural compte une douzaine d’usines métallurgiques, appartenant pour moitié à l’État et pour moitié à Demidov.

La création d’une métallurgie ouralienne, nécessitée par la guerre, n’est cependant qu’un aspect d’un plan plus général de développement économique, élaboré dans la seconde moitié du règne, après la victoire de Poltava. Tandis que dans la période précédente les mesures prises (refonte des monnaies, établissement de monopoles, création de prikazy ou bureaux chargés de prélever de nouvelles taxes) ont le caractère d’expédients fiscaux, les succès militaires, l’affirmation de la puissance russe ont créé un climat différent. C’est la période d’organisation administrative, de mise en place de structures d’un État moderne. Pierre crée l’impôt de la capitation, frappant tout roturier et assurant à l’État des ressources régulières, qui étaient désormais liées à l’accroisement de la population. Pour son établissement, un recensement général des «âmes», le premier effectué en Russie, fut prescrit en 1719. Achevé en 1723, ce recensement permettait l’application du nouveau système fiscal dès 1724. Parallèlement, des oukazes protectionnistes limitaient les importations de produits fabriqués (tarif de 1724) et, en apportant au Trésor des ressources appréciables, favorisaient le développement des manufactures russes. Peu nombreuses jusqu’alors, celles-ci se multiplièrent, surtout dans le domaine du textile (laine, soie, chanvre et lin), pour satisfaire aux besoins militaires (cordages, toile à voile, drap d’uniforme). Les projets de création de trois cents usines métallurgiques et manufactures de textiles ne furent pas tous réalisés; à la mort de Pierre le Grand, la Russie comptait cependant une soixantaine d’établissements industriels importants (le chiffre de deux cents, parfois avancé, inclut en réalité un grand nombre d’ateliers artisanaux) contrôlés par des collèges (Collège des mines, Collège des manufactures); ces établissements animent un commerce actif, qui s’étend à la Sibérie, à la Chine, à l’Europe du Nord et de l’Ouest.

Absolutisme et opposition

Sur cette base matérielle s’édifie un système de gouvernement qui associe un pouvoir absolu, arbitraire, à la fonctionnarisation des deux classes privilégiées qui sont les cadres de l’État: clergé et noblesse. Dès 1700, profitant de la mort du patriarche Adrien, le tsar crée un prikaz des monastères, bureau laïc qui prend en charge les biens immeubles d’Église et procède, avant sa suppression en 1720, à un certain nombre de sécularisations. Mais surtout, le patriarche n’est pas remplacé, et au patriarcat succède en 1721 un Saint-Synode, que préside à partir de 1722 un procureur général, fonctionnaire aux ordres du tsar. Sous Pierre le Grand, la Russie est tombée dans le «césaropapisme» (Pierre Pascal, Avvakum et les débuts du raskol, la crise religieuse au XVIIe siècle en Russie ). Quant aux nobles, obligation leur est faite de servir, soit à titre militaire, soit à titre civil; ils sont placés autoritairement dans une hiérarchie de titres officiels (la table des rangs), correspondant à des niveaux différents de fonctions dans l’État (1722). La table des rangs ( face="EU Caron" カin ) permettait d’autre part à de simples roturiers de s’élever à la noblesse par la fonction, écrémant ainsi une bourgeoisie déjà peu nombreuse.

L’exercice de l’autorité souveraine fut facilité également par une série de réformes administratives: création d’un Sénat (1711), qui succède à la Douma des boïars et est surveillé par un procureur, formation de «gouvernements» en province (1718-1720), début d’organisation de municipalités très dépendantes du pouvoir dans les grandes villes. L’ensemble de ces mesures tendait à assurer l’obéissance de la population tout entière.

Une telle activité, ignorant la force des traditions, ne pouvait manquer de susciter de fortes résistances; le règne de Pierre le Grand n’a pas été, sur le plan intérieur, une période de calme. De 1705 à 1720 le pays a connu un état d’insurrection permanente. La pression fiscale et les réquisitions de chevaux, lourdes aux peuples colonisés, ont provoqué un soulèvement des Baškirs qui a trouvé un écho chez les peuples nomades des steppes d’Asie centrale; la dissidence baškir ne prit fin qu’en 1720-1728, lorsque les troupes, libérées de la guerre suédoise, purent agir en force contre les révoltés. Mais tandis que se déroulait cette guerre coloniale, le gouvernement dut faire face à la sécession de la ville d’Astrakhan (1705-1706) contre laquelle il lança une expédition punitive sous le commandement du général Šeremetev, puis au soulèvement beaucoup plus grave des paysans de la région du Don, dirigés par le Cosaque K. A. Bulavin (1707-1708). Dans ces zones marginales où se réfugiaient des fugitifs refusant l’autorité du pouvoir central, les liens du servage et le poids des impôts, la paysannerie suscitait depuis le XVIIe siècle des troubles périodiques, qui trouvaient leur origine dans la haine contre les grands propriétaires et les administrateurs de l’État. Le soulèvement de Bulavin qui se propagea jusque vers la Volga nécessita une véritable campagne militaire de reconquête, à peine terminée en 1709.

Cependant la politique de Pierre le Grand rencontrait une opposition dans son entourage même. Son mépris de l’homme, sa brutalité, son indifférence religieuse dressèrent contre lui une partie de l’aristocratie, mécontente de l’obligation de servir, et la presque totalité du clergé, se rassemblant autour du tsarevitch Alexis, personnage falot, mais «orthodoxe fanatique» (K. Waliszewski), que son conservatisme et sa piété rendaient populaire. Bien qu’il eût renoncé à ses droits à la couronne lorsque de sa seconde femme, Catherine, Pierre eut un fils en 1715, Alexis restait le centre d’une opposition, que son père brisa sans considération morale ni familiale. La mort d’Alexis, dans les tortures, en juin 1718, reste l’épisode le plus odieux d’un règne dominé par la raison d’État.

Usé par son intempérance et une activité surhumaine, Pierre meurt le 28 janvier 1725 sans avoir réglé sa succession. Sa femme Catherine, avec l’appui de la garde et d’une grande partie de l’aristocratie, va lui succéder aux dépens du jeune Pierre, fils d’Alexis.

Le personnage de Pierre est hors série; son œuvre, déterminante pour l’évolution ultérieure de la Russie. Sa nature démesurée a toujours trouvé des limites dans une raison lucide. Et l’absence d’éducation religieuse, de principes moraux a levé tout obstacle à son action. La raison d’État, le patriotisme ont commandé sa vie de souverain, marquée non d’orgueil mais de dévouement personnel, non de recherche de l’intérêt, mais de souci d’efficacité. Certes sa législation touffue, désordonnée, est restée souvent au stade des intentions et des projets. La tentative de classement d’une population mouvante, dispersée sur d’immenses espaces, n’a abouti qu’en partie. Les réformes, toujours improvisées, ont entraîné d’énormes gaspillages et des sacrifices très lourds imposés à une paysannerie misérable. Elles ont manqué de continuité; dès avant la mort du tsar, la flotte n’est plus guère renouvelée ni entretenue; la plupart des compagnies de commerce dont Pierre avait ordonné la constitution ont disparu.

Ces ombres ne peuvent toutefois dissimuler la grandeur de l’œuvre à laquelle, jusqu’au dernier moment, Pierre s’est consacré, signant encore en janvier 1725 l’oukaze qui créait l’Académie des sciences. L’essor de la métallurgie ouralienne qui allait faire de la Russie un pays exportateur de fer, la fondation d’une nouvelle capitale qui était un «défi à la nature» (L. Réau), la nouvelle organisation administrative – adaptation d’un État moderne à des structures encore féodales – qui a duré un siècle et demi, les premières écoles techniques d’où sont sorties des équipes d’administrateurs et de techniciens (les pitomki , pupilles de Pierre le Grand) sont à mettre au crédit du tsar réformateur.

Pierre le Grand a également accéléré sinon provoqué une transformation des mœurs qui a dépassé le cercle des classes dirigeantes. Le port du costume occidental par les nobles, la généralisation de l’usage du tabac, l’apparition des femmes dans la vie publique, la laïcisation partielle de l’art qui, sous la forme de l’architecture, s’adresse à tous sont des faits nouveaux qui confèrent au XVIIIe siècle russe une apparence différente de celle du siècle précédent, et l’«européanise» au moins superficiellement.

Mais plus importante pour l’avenir de la Russie a été la formation d’une bureaucratie de serviteurs du régime, issue des écoles, des bureaux, des conseils, pépinières d’administrateurs. Si le tsar a dû faire appel à de nombreux étrangers, dont beaucoup d’ailleurs se sont rapidement russifiés, il a déclenché des promotions qui ont accru le nombre des gens instruits de souche russe, assuré un meilleur développement du pays, et le renforcement de l’autorité souveraine. À cet égard, Pierre le Grand prend place parmi les despotes éclairés du XVIIIe siècle.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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